Le « fruit picking » continue dans l’Okanagan,
en attendant les vendanges, bien plus rémunératrices. L’un de nos contrats nous
emmène à Okanagan Falls, sur les rives du lac du même nom. Notre employeur, lui
aussi d’origine indienne, possède une dizaine de vergers entre Kelowna et ici,
nous proposant un travail quotidien étalé sur six semaines. Un contrat stable
est certes sécurisant et attirant, mais au regard de la pauvreté des pommiers,
nous n’y travaillerons que quelques jours.
La vue depuis mon "bureau" |
L’environnement quant à lui, est unique. La vue sur le
lac est splendide, le soleil omniprésent lui octroie des reflets ocre, et son eau
pure offre un miroir aux collines dorées, tel qu’on pourrait croire à un immense
tableau peint sur l’onde. Et un jour, alors que je travaille au sommet de mon
échelle, j’entends un bruit sourd et proche, comme si quelqu’un tapait sur un
arbre voisin du mien avec un bout de bois, et d’un rythme saccadé. En
descendant de quelques échelons, j’aperçois deux cerfs majestueux, à quelques
mètres de moi, qui s’affrontent violemment, bois contre bois. Si l’on en croit
le nombre important de ramifications des cornes et leur pelage brun-roux surmonté
d’une crinière jeune et peu épaisse, ils doivent être âgés de quatre ou cinq
ans. Le combat est équitable et ouvert. Les deux mammifères s’examinent, se
tournent autour semblant réfléchir à une stratégie d’attaque. Ils baissent la
tête, se présentent élégamment leur armes, et effectuent un soudain bond vers l’avant.
Le choc est impressionnant, me confortant dans l’idée de profiter du spectacle
du haut de mon échelle. Les bois s’entremêlent, se frottent, s’accrochent et se
coincent. Un brusque retrait mutuel, un bref recul, une ruade incisive et le
duel reprend son cours. Je m’interroge sur les raisons de ce combat :
est-ce pour revendiquer un territoire ? Cette hypothèse me paraît rapidement infondée,
puisque les cervidés s’affrontent dans un verger, donc pas un lieu de résidence
convenable pour eux. Est-ce un match amical, un entraînement pour affûter leurs
bois, pour parfaire leur technique ? Là aussi, l’engagement des deux mammifères
montre un certain enjeu à la rencontre. Je comprends rapidement le contexte
lorsque j’aperçois de l’autre côté du champ un groupe de trois jeunes biches,
suivies de quelques faons intimidés par la majesté de leurs aînés guerriers, et
dont la maladresse de certains démontre même un âge très jeune. La période de rut touchant à sa fin, c’est
sûrement leur dernière aventure que ces mâles négocient. Leur simple fierté pourrait
également être en jeu. Pour ma part, j’aime à penser que les deux cerfs
revendiquent chacun la paternité des adorables faons…
Le combat des chefs |
La chasse est ouverte... |
Sans vainqueur ni vaincu, le duel s’achève. Les deux
protagonistes s’en vont chacun de leur côté, tels deux princes qui signent une
trêve, réalisant que le match est nul. Les biches, quant à elles, peuvent être
tranquilles sachant qu’elles n’auront à subir aucune cour. Sereinement, elles se dirigent vers nos bennes remplies de
pommes, et se servent insolemment du fruit de notre travail. Intimidé par ces œuvres
de la nature, je ne sais trop quoi faire. C’est alors que j’entends le
propriétaire accourir et jurer contre les pillards. Me sentant libre d’user de
mon droit de protestation, je décroche une pomme et m’en sert comme argument de
négociation. Tel David, je la leur jette et atteint l’une des biches en plein cœur.
« Get the f*** out of here ! These are mine ! » Comprenant que leur présence est
indésirable, la famille emprunte nonchalamment le chemin du retour, se retournant
vers moi à quelques reprises en me jetant des regards qui, selon moi ne peuvent signifier
qu’une unique chose : « not even hurt, mate ! »
Renaud TEILLARD
Renaud TEILLARD